INTERVIEW - Philippe Luce, Co-fondateur du Think Tank, Datacenter en Transition / Dirigeant de Plus Conseil, conseil stratégie et marketing
Bonjour Philippe, le Think Tank Datacenter en Transition, dont vous êtes l’un des membres fondateurs, est né il y a un peu plus d’un an. En quoi consiste-t-il et quels en sont les objectifs ?
PL : Datacenter en Transition est né de façon quasi informelle, et perdure dans une forme très légère : il réunit les acteurs de la filière Datacenter préoccupés par la réduction de notre empreinte environnementale, sans nous focaliser sur les seuls exploitants, mais en interrogeant tous les moments du cycle de vie du datacenter. En fédérant d’abord quelques entités et chercheurs sur nos sujets, nous avons désormais un réseau de partenaires de plusieurs dizaines de contributeurs. Nos objectifs sont le partage d’informations via les contributions souvent très exclusives de nos membres, et l’identification et l’échange sur les nombreux axes d’amélioration à toutes les étapes. En toute transparence, nous publions régulièrement sur notre site tant les résultats de notre veille que nos propres travaux, ce qui nous vaut d’être lus et consultés régulièrement par les pouvoirs publics et par les élus.
Quels sont les grands axes de travail prioritaires que vous avez identifiés à ce jour ?
PL : Il faut sortir le datacenter du seul débat autour de son efficacité énergétique et de son PUE. Nos membres ont en commun de vouloir élargir le cadre conceptuel pour aller vers les analyses de cycle de vie, et vers l’intégration des impacts carbone respectifs de l’ensemble des intrants dans un datacenter. C’est pour cela que le collège des exploitants - s’il est bien sûr nécessaire - n’est ni le seul, ni même le plus légitime. A l’inverse, il faut savoir raison garder en anticipant les impacts économiques des améliorations envisagées.
Nos travaux s’articulent autour de plusieurs items : outre l’important travail de veille déjà évoqué, il y a un travail macroscopique via nos réunions mensuelles, des travaux plus ciblés via des groupes de travail qui adressent des thématiques issues de nos membres - « Territoires », « Hydrogène » - et enfin nos participations croisées aux travaux de diverses organisations nationales ou internationales sur notre secteur. Nous rendons publics certains de nos échanges, via la mise en ligne d’articles ou bien encore de tables rondes vidéo sur nos sujets.
On a tendance à rapporter l’impact environnemental des datacenters à leur seule consommation énergétique. Pourtant de nombreux autres paramètres sont à prendre en considération dans l’équation, pour mesurer leur empreinte écologique ?
PL : C’est tout à fait exact, et c’est au cœur de nos sujets : l’énergie est l’arbre qui cache la forêt, et la plupart des exploitants se satisfont très bien de promouvoir seulement leurs résultats - certes en amélioration constante - en matière d’efficacité énergétique. Mais c’est un peu court, et c’est omettre de préciser que la recherche d’une efficience accrue est d’abord motivée par l’atteinte d’une compétitivité supérieure, puisque l’énergie est le principal intrant – le principal poste de dépense - d’un datacenter en exploitation.
De même fait-on à trop bon compte l’amalgame entre énergie et électricité, ce qui fait l’économie de toute réflexion sur le choix de l’énergie primaire. Notre pays reste trop massivement dépendant du modèle convenu dans lequel le datacenter vient chercher son énergie via des adductions aux grands réseaux existants – ceux d’Enedis et de RT, avec des puissances en centaines de MW – avec un secours sur groupe électrogène. Pas d’appel à autres énergies - gaz, éolien, photovoltaïque - pas de volonté de passer à un modèle moins prédateur de type « prosuming » par exemple, et quand les énergies renouvelables sont mobilisées c’est au mieux - et rarement de bonne foi - derrière le piètre cache sexe des certificats d’énergie verte.
Et il y a bien sûr un second cercle après celui de l’énergie, qui est bien celui de l’impact carbone global, beaucoup plus pertinent quand son calcul est croisé à une analyse de cycle de vie.
Scaleway a récemment appelé l’industrie Datacenter à une prise de conscience sur la consommation d’eau, encore trop souvent utilisée à des fins de refroidissement. Dans quelle mesure l’eau est prise en compte dans le modèle du datacenter ? On parle aujourd’hui de WUE (ou Water Usage Effectiveness), comment est-il mesuré ?
PL : Bonne question, et la réponse est aussi simple que décevante : il ne l’est pas. Entendez par là que la plupart des acteurs ne font tout simplement pas cette mesure. Et ceux qui la font y vont souvent de leur propre calcul maison, sans certification par un tiers de confiance. Le pacte d’autorégulation récemment annoncé - le Climate Neutral Data Centre Pact, qui vise la neutralité carbone des datacenters en 2030 – est assez exemplaire sur le sujet : on y remet à 2022 l’identification de la cible à atteindre en matière d’usage de l’eau, et on glisse déjà que la métrique pourrait concerner non plus l’usage mais la conservation de l’eau. On s’engage donc dès aujourd’hui à s’engager plus précisément sur quelque chose qui restera à repréciser dans les deux ans à venir, en quelque sorte. Le WUE est pourtant un ratio très simple : combien d’eau utilisée en litre par Kw consommé au compteur, en annualisant les deux chiffres pour lisser les impacts de saisonnalité. Nous avons été consultés par quelques sénateurs lors du dernier Projet de Loi de Finance sur ce sujet spécifique et avons pu les éclairer sur ce sujet simple.
Des progrès significatifs sont tout de même à noter ces dernières années sur les techniques de refroidissements ou encore sur la récupération de chaleur fatale
PL : C’est très vrai sur le refroidissement, moins sur la chaleur fatale.
Pour le refroidissement, l’amélioration la plus spectaculaire vient toutefois d’abord du changement de thermomètre : on a relevé de quelques degrés les températures de fonctionnement des espaces IT, via notamment une modification des standards ASHRAE. De ce fait il n’est plus attendu que les serveurs fonctionnent dans des salles à 19° et moins, mais à 26° voire plus. Ces 7 degrés d’écart font toute la différence : en simplifiant à l’extrême, ce ne sont pas les groupes froids qui sont plus efficaces, c’est juste qu’on leur en demande désormais beaucoup moins. Il reste vrai cependant qu’en parallèle beaucoup de progrès ont été fait, et que les bonnes pratiques se sont diffusées : free cooling, urbanisation et confinement, gestion de l’inertie thermique, pilotage via des outils d’Intelligence Artificielle, par exemple.
La chaleur fatale est à l’inverse un serpent de mer : beaucoup en parlent, bien peu l’ont vu. Et pour cause, un datacenter n’a pas pour mission de produire du chaud, mais de la puissance de calcul. La chaleur du datacenter est une simple conséquence de son activité, et donc non pas un actif mais un déchet. Si son réemploi n’a pas été prévu en amont - via la recherche d’entités utilisatrices en proximité, ou en s’adossant à des réseaux de chaleur existant - l’efficacité technologique est souvent chimérique. Sans même parler d’une quelconque équation économique : je connais des infrastructures qui seraient prêtes à donner leur chaleur fatale, mais pour lesquelles l’environnement existant est déjà figé sans cette solution.
En termes énergétiques, l’hydrogène produit par l’électrolyse de l’eau apparaît aujourd’hui comme une solution prometteuse pour alimenter les datacenters. Atos et HDF Energy ont d’ailleurs annoncé une initiative commune avec pour objectif la mise en opération, dès 2023, d’un premier datacenter fonctionnant entièrement à l'hydrogène décarboné. Peut-on espérer, dans les dix prochaines années, une généralisation de l’utilisation de l’hydrogène vert dans l’alimentation des centres de données ?
PL : Voilà un horizon très prometteur en effet, l’annonce Atos a d’ailleurs été étudiée avec beaucoup d’attention, et HDF a fait une restitution sur ce sujet au sein de notre groupe de travail dédié. Il reste cependant de nombreux sujets de travail sous celui générique de l’hydrogène. Le plus important est celui des modalités de production de cet hydrogène : environ 10% de l’hydrogène produit est vert, c’est-à-dire non carboné. Il faut pouvoir accompagner sa montée en puissance par une production ayant elle-même beaucoup plus recours aux énergies renouvelables. Le modèle de la pile couplant photovoltaïque et hydrogène est à ce titre très vertueux, et certaines piles à combustible hydrogène dépassent déjà 2 MW de puissance. L’industrialisation de ces outils permettra d’abaisser les coûts au MW, et de se rapprocher d’horizons économiques intéressants pour les datacenters. Et ce qui est cher aujourd’hui pourrait nous apparaître raisonnable demain, puisque les prix des énergies conventionnelles vont continuer à monter, comme devraient le faire les taxes carbone. Investir aujourd’hui dans l’hydrogène permettra probablement d’économiser demain, tout en ayant fait la courbe d’apprentissage sur un nouveau paradigme énergétique.
Mais l’hydrogène doit aussi être pensé sous l’angle du stockage, en gérant pouvoir oxydant et forte pression, tout comme celui du transport, comme le fait déjà un acteur comme GrDF via des solutions testées et validées sur son réseau méthane.
L’hydrogène n’est pas une panacée pour le datacenter, mais c’est une alternative dans laquelle les investissements sont massifs, et les résultats seront mécaniquement de plus en plus probants.
Le nombre de datacenters hyperscale ne cesse de s’accroître, ce qui peut sembler paradoxal avec la nécessaire transition énergétique. L’utilisation de l’hydrogène décarboné et plus généralement des énergies propres va-t-il entraîner dans les années à venir le développement de datacenters plus petits et plus locaux ?
PL : Je fais court pour cette dernière question, et j’en profite pour vous remercier pour cet entretien : le nombre de datacenters de tous types ne cesse de s’accroître parce que les besoins de notre société en matière numérique sont eux aussi en croissance quasi exponentielle. Vous faites mention en quelque sorte du haut et du bas de l’échelle - les hyperscales et le Edge : ces deux segments sont assez nouveaux en France, et en forte croissance, mais sans lien avec le recours aux énergies renouvelables, hélas. C’est la croissance des usages qui tire tout notre secteur, ces deux segments y compris. Il y aura du local et de la proximité, pour aller vers les acteurs économiques eux-mêmes, mais aussi dans le prolongement du déploiement de la 5G, qui va elle-même permettre de nouveaux usages, en termes de mobilités par exemple, ce qui à son tour appellera un maillage plus fin du territoire. Il reste de nombreux chapitres à écrire dans les années à venir au grand livre de l’histoire du secteur. A nous tous de contribuer réellement à le rendre plus compatible avec la nécessaire transition écologique !
Pour en savoir plus et échanger